Revue belge Kairos n°55, juin 2022
À la suite de la lecture du livre de Nicholas Georgescu, Demain la décroissance : entropie-écologie-économie (1979), nous avons imaginé, Bruno Clémentin et moi, le concept de « décroissance soutenable ». C'était en juillet 2001. Nous ne reviendrons pas ici sur la suite. Si les débats au sein du mouvement de la décroissance sont vitaux, en revanche, ressasser le passé m'exaspère autant que ceux qui passent leur temps à réécrire l'histoire ou ceux qui se passionnent pour les querelles des micros-chapelles de décroissants. Ce qui nous a toujours intéressés est d'être tournés vers tous. C'est la raison d'être du journal La Décroissance et de sa diffusion en kiosque. Qu'en est-il 20 ans plus tard ? Ma première observation est que le mot décroissance n'a plus aujourd'hui la même force d'interpellation dans la société. S'il reste le « mot épouvantail » par excellence, une insulte dont s'accusent mutuellement tous les politicards, les coups de ce « mot bélier » pour faire une brèche dans la forteresse où s'est claquemurée la société de la croissance sont moins percutants. En 2 décennies, le mot s'est répandu, aidé par la réalité des crises. C'est aussi le signe paradoxal de sa victoire : son imprégnation se mesure à l'aune de son affaiblissement « perforatif » ! Cruelle conclusion pour les décroissants qui s'illusionnent en voyant dans l'effondrement l'occasion de réaliser leur fantasme de domination, aux misanthropes et vaniteux qui ânonnent : « Bien fait on vous l'avait bien dit ! »[1] « Contre les lois climaticides, le “passe climatique” », Reporterre, 10 mars 2022.
[2] Stromate VI, VIII 66, 3 et 5, Le Cerf, 1999. C'est d'ailleurs le propre de la société du spectacle d'écraser la différence en le message et celui qui l'émet. Cela prend un tour risible dans les grands médias ; MM. Trump, Bolsonaro ou Poutine ne peuvent dire que des choses fausses ou terrifiantes. Les visages se crispent à l'idée qu'ils pourraient, même à la marge, prononcer des vérités.
[3] Thermodynamique de l'évolution. Un essai de thermo-bio-sociologie, Parole éditions, 2012.
[4] « Faut-il empêcher la Chine de booster le QI des singes ? », L'Express, 20 avril 2019.
[5] Europe 1, 29 mars 2018.
[6] « Chacun doit faire un effort (pour économiser du gaz et de l'électricité en France dès maintenant), les industriels, le tertiaire, les bâtiments publics mais aussi chacun d'entre nous. Que ce soit en baissant le chauffage, la climatisation, les lumières. Il y a urgence et chacun doit s'y mettre. » « L'heure de la mobilisation générale pour éviter le black-out », Jean-François Carenco, président du régulateur de l'énergie, Les Échos, 28 mars 2022.
[7] Je ne m'attarde pas ici sur les projections idéologiques d'adulescents prétendant nous révéler que dans la nature la loi de coopération, qui existe bien, prévaut sur la struggle for life (loi de la jungle).
[8] La Nature du combat, Pour une révolution écologique, L'échappée, 2021.
[9] Éditions Rue Fromentin, 2018.
[10] La Déraison sanitaire. Le Covid-19 et le culte de la vie par-dessus tout, Le Bord de l'eau, 2020.
Vincent Cheynet, revue belge Kairos °50, juin 2021
Quel que soit le nom plus ou moins savant qu'on lui donne, toute société a son système idéologico-religieux. À commencer par celles qui vivent dans la prétention de s'en être affranchi. Car selon la règle psychologique de base : on mesure le degré d'aliénation à l'illusion de liberté. Le sentiment de toute-puissance est ainsi la marque de l'adolescent convaincu que tout vient de lui.
Pour, en une page, répondre à la question inépuisable de nos confrères et amis de Kairos, « Dans quel monde vit-on ? », il faut aller à l'essentiel en s'attachant à mettre en lumière ce système idéologico-religieux. Sur le sujet qui nous motive, l'écologie, une expression majeure en est la figure mondialement connue de Greta Thunberg. Je la comparerais immédiatement à une autre jeune femme, Bernadette Soubirous[1]. Le regard impitoyable d'enfant soldat de la propagande chinoise, les sourcils froncés, caractérise cette posture dure, accusatrice, culpabilisatrice revendiquée[2] typique des enfants manipulés à des fins de propagande. Ces mêmes yeux sont frappants dans les photos des petits bergers de Fàtima qui affirmaient avoir vu six fois la Vierge Marie en 1917.
Derrière ces ressemblances, ce sont les mêmes mécanismes psychiques, individuels pour ces deux jeunes femmes, et sociaux pour leur contexte, qui sont à l'œuvre. Comme hier la critique Sainte Bernadette provoquait un sursaut d'effroi chez les dévots, c'est la même réaction crispée, de semblables gros yeux de curés, que l'on lit sur beaucoup de visages de « religieux athées » lorsque l'on a l'affront de s'interroger sur Sainte Greta. Le renvoi à l'hérésie et aux figures du Mal (MM. Trump, Poutine, Zemmour, Bolsonaro & cie) est ici un réflexe conditionné qui permet de s'affranchir de toute réflexion critique.
Nous sentons bien que quelque chose de sacré, comme une auréole, s'est déposé sur ses nattes[3]. C'est ici que se dévoile le sacré, auquel on ne touche jamais impunément, de notre société. Une statue[4] ou un gigantesque mur peint[5] à son effigie témoignent de cette sacralisation inconsciente. Les chaînes de télévision se battent déjà pour porter sa vie à l'écran[6]. « How dare you ?! » (« Comment osez-vous ?!) s'indigne-t-elle. « Cet homme [son ex-ami Nicolas Sarkozy] qui s'est moqué de Greta Thunberg crache sur la jeunesse », s'indigne, par exemple, le rentier des shampoings Ushuaia®[7]. L'ironie n'est pas de bon aloi avec Greta ; « Le sacré foudroie et ne supporte jamais l'humour » observait Jacques Ellul dans un texte sur le transfert du sacré[8] : « le lieu commun (« C'est sacré ») nous révèle seulement un besoin et une quête du sacré. Mais un sacré créé par l'homme ou plutôt par la société, sécrété en quelque sorte par le corpus social, qui donne cela aussi à l'homme, répondant à tous ses besoins. Et comme il ne s'agit pas de revenir à d'anciennes religions, de faire revivre de vieux rites, d'investir de sacré les croyances périmées, nous pouvons dire que nous sommes en train d'assister à l'invention du nouveau sacré. Car ce qui a été une fois désacralisé ne peut redevenir sacré. Mais le besoin, le goût, l'appel du sacré cherchent en ce moment le nouveau cristal, l'institution, le phénomène qui pourra être investi de la plénitude du sacré, en plein accord de tous. » Derrière le regard accusateur de la jeune suédoise se dessine une religion trinitaire que nous pourrions nommer ainsi : GAFA-GAZA-TESLA. J'en définirais la perspective essentielle comme une grande régression vers la « mère archaïque[9] ».
Les grands précurseurs de la décroissance auquel nous nous référons, Bernard Charbonneau, Ivan Illich, Dwight McDonald... rappelaient que leur réflexion sur l'écologie n'avait de sens que si elle avait pour finalité la liberté. Comme observateur professionnel désormais chevronné de la production littéraire sur l'écologie, je dirais que le discours contemporain, dans son écrasante majorité, défend une position rigoureusement inverse. L'homme, et plus spécialement le mâle blanc cis-genre de plus de 50 ans, aurait justement « péché » en prétendant que la liberté le spécifiait dans la nature, c'est à dire qu'il serait bien « un animal mais pas que ». Cette prétention serait l'essence du grand « collapse » planétaire. Au milieu d'un nombre d'essais pléthorique développant ce credo, l'un d'eux, celui du chercheur Jacques Tassin, nous livre cash ce discours le plus souvent impensé : « Si notre culture nous dissocie de la Nature, notre corps ne nous en a jamais séparé. Il nous revient de retrouver cette matrice vivante qui, à notre naissance, se présente comme le prolongement de la matrice maternelle dans laquelle nous avons vécu à l'état de fœtus. […] Il nous revient de retrouver cette matrice et faire éclater la bulle invisible que nous avons façonnée en grandissant, nous enfermant dans notre individualité. Alors, le monde peut nous rejoindre de lui-même, tel un liquide amniotique qui nous immerge[10]. »
Il conviendrait donc de se repentir pour, dans l'humilité, comprendre que nous devons nous fondre dans l'indifférencié, le Grant Tout, Pachamama, Terre-Mère. Dans cette perspective, il est logique que le « tiers séparateur », l'homme qui sépare la mère de l'enfant, doive être combattu, par tous les moyens. En terme symbolique, le Verbe, après avoir émergé de la matière, devrait s'y faire réengloutir. Le paradoxe est que cette écologie archaïque s'accommode, s'appuie et vante régulièrement les pires délires technologiques[11]. Rien d'étonnant alors que le film de James Cameron, Avatar, soit constamment cité comme le grand récit de cette « cosmologie ».
Voilà une analyse qui bien évidemment ne peut que dépasser les collapsologues claquemurés dans une approche purement quantitative de l'écologie. Elle suscitera à coups sûrs leurs moqueries. Les esprits scientistes n'ont d'égal à leur morgue que leur ignorance du monde symbolique. Quoi qu'il en soit, je pense que cette grille d'analyse permet d'éclairer nombre d'événements actuels a priori incompréhensibles.
[1] (1844-1879) Elle aurait vu la Vierge 18 fois à Lourdes.
[2] « Je ne veux pas de votre espoir, je veux que vous paniquiez. » Greta Thunberg au Forum de Davos le 25 janvier 2019.
[3] Jusqu'au député de La France insoumise François Ruffin pour qui « Greta Thunberg a une force prophétique » (France 2, 9 novembre 2019).
[4] « L'université de Winchester (sud de l'Angleterre) s'est offert une statue de Greta Thunberg [à 28 000 euros. L'initiative a été critiquée par le syndicat de l'université qui a jugé que les fonds auraient dû être utilisés pour éviter licenciements et coupes budgétaires. » Paris Match, 30 mars 2021.
[5] « Á San Francisco. Le portrait mesure 18m de haut sur 9m de large. L'immense visage aux grands yeux sombres et à l'air farouche »... Ouest France, 10 novembre 2019.
[6] Louis Nadau, « Alléluia ! La vie de Greta bientôt en série documentaire sur la BBC », Marianne, 11 février 2020.
[7] Nicolas Hulot, 29 septembre 2019.
[8] « C'est sacré », Exégèse des nouveaux lieux communs, 1996.
[9] Il existe tout autant un « père archaïque ». Si le masculin poussé à sa caricature correspond à la brute tueuse, le tyran, le féminin absolutisé conduit symétriquement à la mère englobante et étouffante le totalitarisme.
[10] Jacques Tassin, Pour une écologie du sensible, Odile Jacob 2020.
[11] « Notre unique chance est de déléguer tout ce qui doit être fait aux scientifiques », écrit dans la famille Thunberg, qui roule dans, et pour, Tesla, dans Scènes du coeur, Calmann-Lévy, 2019.