par Vincent Cheynet, août 2024
Me rapprochant dangereusement de ma 60ème année (dans un an), j’ai voulu faire un court point sur ma carrière d’éditeur. Je le fais en rappelant 2 principes centraux.
Le premier est le respect de la parole des auteurs : l’autre est Autre. Un principe fondamental qui semble une évidence, mais qui ne sera jamais assez répété. De fait, la tentation est permanente pour l’éditeur, le journaliste, et même le correcteur, de modifier, déformer, censurer des propos qui leur déplaisent. C’est pire encore pour la traduction car elle est, par nature, une porte ouverte à ces dérives ; une expression italienne dit « Traduttore traditore » ; « traducteur, traitre ». L’éditeur est là pour corriger l’orthographe et la syntaxe, aider à la compréhension, par exemple en scindant les phrases avec des points ou en enlevant des répétitions, pas pour purger ! Quitte à laisser des formulations, anglicismes, voire des maladresses, qui lui déplaise. Toute reformulation exige validation de l'auteur. Si elle peut être ultile, elle exige la prudence. Le psychanalyste Jacques Lacan expliquait que nous sommes des « parlêtres ». Nos mots, c’est ce qui nous définit. Rien n’est plus désagréable, insupportable, que de voir son propos redéfinit par un autre. Alors que l’on s'exprime oralement, la sensation est identique quand une autre personne vous parle dessus pour modifier, détourner, censurer, inverser votre discours. La liberté, c’est la liberté de celui qui ne pense pas comme soi, qui dérange, voire qui heurte. C'est cela qu'il faut respecter. À défaut, c’est une pseudo liberté qui nie la liberté. Ce qui ne veut pas dire se permettre n'importe quoi, laisser passer n'importe quoi, par exemple « l’insulte tue la parole, nie le débat, discrédite la controverse des idées » (Charles Silvestre, secrétaire de la Société des amis de L’Humanité, 28 août 2009).
La seconde est synthétisée par une phrase que j’ânonne : « Va voir dans la rue si les gens comprennent. » De fait, mon métier pourrait se résumer par répéter la célèbre sentence de Boileau jusqu'à ce que mort s’en suive : « Ce que l’on conçoit bien s’énonce clairement, Et les mots pour le dire arrivent aisément ». Un combat perdu d’avance mais dont c’est la vocation de l’éditeur que de le mener.
Elle rejoint cette analyse : « il est curieusement beaucoup plus difficile de parler dans une langue simple que dans un jargon compliqué : le mot savant, technique, est une sorte d'élément préfabriqué, prêt à l'emploi. Quand je suis fatigué, quand j'écris dans un moment de basse tension, quand je suis pressé d'arriver à la fin de la page, c'est toujours le mot savant qui me vient sous la plume... » Elle est du philosophe Gustave Thibon. Par réflexe de petits perroquets, les esprits étriqués aboieront immédiatement à la réaction. Ce qui m’amène à un troisième principe : la vérité, d’où qu’elle vienne, reste la vérité. On ne lit jamais assez ses contradicteurs, adversaires, et même ennemis. Or ce sont eux qui vont empêcher notre pensée de se nécroser. C’est pour moi plus qu’une philosophie : une ligne de vie.
Débat « Des mots pour la décroissance », La Décroissance, numéro 131 de juillet-août 2016 :
Le décroissance c'est d'abord celle de l'ego, et cela commence par les mots que l'on emploie. Comment utiliser un vocabulaire de décroissance, c'est-à-dire accessible à tous et non destiné à flatter son narcissisme afin de paraître savant et intelligent ? La non-violence commence ici aussi : désarmer son propos pour refuser de rentrer dans cette compétition vaniteuse dans laquelle il est si facile et commun de sombrer.
Pour conclure avant les vacances, j’interviens exceptionnellement dans ce débat, tant il est au cœur de nos préoccupations au journal, et de la mienne comme rédacteur en chef. En effet, un reproche nous est souvent fait : notre journal serait « trop intello », « trop compliqué », etc. Et parallèlement, quel est le principe qui se trouve au cœur de la décroissance ? C’est celui de la non-violence, le refus de l’escalade dans le rapport de force.
Ce qui spécifie l’humain est le langage (je sais : des ébauches de langages existent dans le règne animal), et tout commence par là. Quand engage-t-on un rapport de force avec les mots ? Quand on commence à « armer » ses mots en employant des termes savants pour « bluffer le gogo », comme savent si bien le faire nos philosophes médiatiques. Qui peut répondre face à un « expert » qui vous balance des termes de philosophie grecque ou allemande en vous faisant sentir par là toute sa supériorité ? Le vocabulaire quitte alors le débat pour dériver dans une guerre verbale où il s’agit d’écraser voire d’humilier l’autre. La simplicité qui est au centre des discours des objecteurs de croissance doit donc, ou devrait, commencer par les mots.
Ce qui paraît finalement comme une évidence ne l’est pas tant que ça. Je ne connais que trop l’argumentaire qui nous est opposé quand nous critiquons des textes trop jargonneux à notre goût : « Vous prenez les gens pour des ignares. » Non bien sûr. Le plus souvent cette rhétorique n’est là que pour masquer les lacunes de ses auteurs. C’est aussi une façon de se réfugier dans la technique du vocabulaire pour éviter les idées. On devient alors un technocrate du langage. « Si j’écrivais aussi clairement que toi, les gens à Paris ne me prendraient pas au sérieux… En France, il faut avoir au moins 10 % incompréhensible », avouait le prophète du libéral-libertarisme Michel Foucault à un intellectuel étatsunien. C’est pourtant le rôle des intellectuels, surtout s’ils se veulent proches du peuple, d’employer un vocabulaire accessible.
Il ne s’agit donc en aucun cas de verser dans un discours simpliste, bien au contraire. La langue française permet d’expliquer de façon simple et limpide les concepts les plus complexes. Si l’on n’y arrive pas, c’est le plus souvent la preuve que nous avons un problème avec nos pensées. Alors bien sûr, employer un mot savant, « ça fait intelligent ». On fait vibrer son ego, sa vanité. On dit « biosphère » à la place de planète, « hubris » à la place de démesure, « paradigme » à la place de contexte, « expliciter » à la place d’expliquer, et ensuite on ergote en justifiant la nécessité de la précision du langage pour masquer son narcissisme. Et je suis le premier à être tenté de la faire et à l’avoir fait, par faiblesse. Soit l’exact contraire de l’attitude cohérente de l’objecteur de croissance : l’humilité, la simplicité, l’ouverture bienveillante à l’autre. Alors qui cherche-t-on à convaincre ? Des pédants comme Raphaël Enthoven, Raphaël Glucksmann, Luc Ferire ou nos voisins dans la rue ? Bref, soyons cohérents ! V. C.